dimanche 15 avril 2012

Jean-Claude Forest & Jacques Tardi "Ici Même"




Il y a quelques mois j’étais chez un disquaire/libraire d’occasion de ma ville et suis tombé sur Ici Même. J’ai beau ne pas beaucoup m’y connaître dans le monde de la BD, Jacques Tardi est mon dessinateur de bande-dessinée préféré. Voilà, c’est dit. Je n’ai donc pas hésité à acquérir Ici Même. Son style unique –bien qu’imité- sait retracer des situations les plus variées. S’il est plus connu pour ses mises en dessin de polars (notamment de Malet, Manchette et Daeninckx) ou son héroïne Adèle Blanc-Sec, il ne s’y limite pas. Il a en effet illustré différents romans avec brio (Voyage au bout de la nuit ou Mort à Crédit de Louis-Ferdinand Céline prennent une nouvelle dimension grâce à son coup de crayon à la fois « brouillon » et clair). Il s’est également penché sur l’histoire en mettant en images en quatre tomes l’histoire de la Commune de Paris de 1871 avec Le Cri du peuple ou la Première Guerre mondiale avec les deux tomes de Putain de guerre !.




Autant dire que ce Valencien né en 1946 a plus d’une corde à son arc. Dès les premières pages d’Ici Même j’ai compris que c’était encore tout autre chose qui était proposé. Ce tout autre chose, c’est le scénario écrit par Jean-Claude Forest (né en 1930 et décédé en 1998), auteur de bande-dessinée paraît-il très reconnu, notamment pour ses quatre tomes des Naufragés du temps, mais j’avoue ne jamais avoir rien lu d’autre de lui.




Dans la préface Forest nous dit : « Alors, dans Ici Même, de quoi s’agit-il ? Quel en est le sens ? Et où est-il ?..., puisqu’en toute chose c’est le sens qui manque le moins ». Pourtant le sens d’Ici Même est difficile à trouver. Critique de l’attachement à la propriété ? au pouvoir ? Raillerie de l’égoïsme ? de l’orgueil ? de la vanité ? Montrer que chacun a ses secrets, ses fantasmes, ses habitudes (voire ses tics) ? la difficulté des relations humaines ? l’impossibilité de faire un choix raisonné, raisonnable ? Difficile à dire. C’est un peu tout ça à la fois.

- Allez, Arthur… J’crois qu’faut te décider…
- Me décider à quoi ?
- A prendre tes cliques et tes claques…

Résumer l’histoire des 198 pages d’Ici Même qui nous mène principalement à Mornemont, aussi appelé le Pays Clos n’est donc pas chose aisée –surtout sans dénaturer sa découverte. Cette fiction -plus que plausible à de nombreux égards- est centrée autour du personnage atypique d’Arthur Même. Autrefois, sa famille possédait tous les territoires de Mornemont. Mais de procès en magouilles, différentes familles se sont accaparées le Pays Clos. Arthur n’est plus propriétaire que des murs et, bravant chaleur, froid, pluie et vent, fait payer des droits de passage aux habitants en ouvrant et fermant les grilles. Cette taxe lui permet de payer différents avocats afin de recouvrir les territoires lui revenant selon lui de bon droit.

Alors que face à l’épicier ambulant sur son bateau, lui apportant ses provisions, Arthur Même évoque sans relâche sa vision claire des choses, sans s’encombrer de nouveauté ni d’exotisme aucun, sa rencontre inopinée avec Julie, fille de la famille directement concernée par ce premier procès, va bouleverser son monde. Julie est aussi celle qui relie –sans qu’il le sache- Arthur au Président de la République, qui va se servir de l’affaire judiciaire d’Arthur en cours, afin de servir ses propres intérêts politiques pour surmonter une élection qui s’annonce difficile. Une intervention grand-guignolesque de grande envergure –la première édition a beau être parue en 1979, cela semble tellement actuel- termine la transformation difficile, folle, insensée, incomprise –incompréhensible ?- d’Arthur dans un chaos total.

Je ne m’attarde pas trop sur les détails, ce serait dommage. Des détails, il y en a pleins. Il est probablement impossible de tout saisir à la première lecture. Si les buts d’Arthur et du Président sont clairs, on ne sait pas bien ce que veut Julie. De l’attention tout simplement peut-être. Un peu trop d’attention suite à un manque même. Et puis il y a l’épicier. Celui qui pose des questions sans en poser. Le seul qui peut-être a compris Arthur. Ou du moins, qui a essayé de comprendre Arthur. Ce qui semble déjà beaucoup pour cet homme seul, explorateur (?) déçu, dont on ne comprend pas bien l’histoire non plus. Et puis il y a tous les personnages autour du Président : outre sa femme, les ministres et les haut-gradés, il y a Baudricourt qui officiellement écrit les discours du Président mais semble anticiper sa reconversion, Quatre-Septembre, drôle de personnage, sorte d’agent à gage. Et puis il y a les étranges habitants de Mornemont que l’on ne voit qu’à peine. Tout comme les avocats, arrivant sur leur bateau à moteur. Chacun des personnages propose, de manière plus ou moins développée, sa vision du monde. Aucun n’est attachant. Ils sont même tous, d’Arthur au Président, de Julie à Baudricourt, des familles mornemontoises à Quatre-Septembre, d’horribles caricatures d’eux-mêmes, des gens que l’on ne veut pas être, des politiciens véreux, des voisins dont on ne veut pas. Pourtant, ils sont quelque part tous plein d’humanité. C’est, avec la trame prenante, ce qui fait la force d’Ici Même.




C’est ce grand bordel, n’ayons pas peur des mots, qui forme donc l’histoire d’Ici Même. Cette collaboration entre Forest et Tardi est une œuvre (très) originale, folle et terriblement humaine. Une bande-dessinée pas comme les autres, à découvrir au plus vite, à lire et à relire. Et y repenser ensuite, réfléchir au sens dont parle Forest dans sa préface. Je ne sais pas si je l’ai déjà trouvé ce sens. Mais j’y travaille.

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